EN ROUTE VERS LE BONHEUR...

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WILFRID, UN COEUR DE VELOURS DANS UN ECRIN DE FER

Wilfrid DEMONIO peut être considéré comme le personnage central de la saga de cette petite famille DEMONIO qui, ayant d’abord pris racine à Capesterre, a émigré vers la grande ville de Pointe-à-Pitre dès le début du 20è siècle. Ce qui justifie qu’il occupe cette position au sein de la famille c’est d’une part qu’à l’instar de son père Charles qui avait permis la transmission du nom, il est celui sur qui a reposé l’héritage patronymique familial : de même que les frères et soeurs de Charles n’avaient pas eu d’enfants, il est à son tour le seul parmi ses frères et soeurs à avoir assuré la descendance de la famille. D’autre part, issu d’un aïeul esclave, il est celui qui, par sa relative réussite, a permis à la famille de se hisser dans l’échelle de la société. 

 

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Wilfrid, Charles, François, Faustin DEMONIO

  • Date de naissance : 15 février 1878
  • Lieu de naissance : Capesterre 
  • Date du décès : 24 novembre 1948 à Pointe-à-Pitre
  • Mère : Marie-Thérèse, Fanny MARECHAUX (°23.03.1846)
  • Père : Charles DEMONIO (°4.11.1844)
  • Frères : 
    • Henri, Louis, Lucien DEMONIO (°21.10.1887)
  • Soeurs :
    • Sylvie, Ezulna, (Louise) DEMONIO (°20.06.1871)
    • Lucie, Sarah, Tertulline DEMONIO (°24.01.1873)
    • Laurence, Azélie, Marie, Ariane DEMONIO (°17.09.1875)
  • Union : Gabrielle Corneille (°26.06.1883)
  • Conjoint : 
    • Laurence BOUDAR (x17.06.1919)
    • Angéla DUMONT (x12.08.1933)
  • Enfants :
    • François DEMONIO (°17.01.2010)
    • Henri DEMONIO (°1912)
    • Etienne DEMONIO (°4.05.1914)
    • Charles DEMONIO (°14. 08.1914)
    • Lucette DEMONIO (°21.05.1916)
    • Marie-Thérèse DEMONIO (°2.05.1921)
    • Romaine DEMONIO (°13.09.1923)
    • Maurice DEMONIO (°26.07.1926)

 

 

Wilfrid voit le jour à Capesterre de Guadeloupe (qui n’était pas encore connue sous le nom de Capesterre Belle-Eau) le vendredi 15 février 1878 à 16h30 en la demeure de ses parents, Charles et Marie-Thérèse, située à l’angle de la rue Saint-Surin et de la rue Lucie (aujourd’hui rue Schoelcher). Il est le quatrième enfant d’une fratrie de cinq. Ses trois soeurs aînées Louise, Lucie, et Laurence DEMONIO sont venues au monde dans la même maison le 20 juin 1871 pour la première, le 27 avril 1873 pour la seconde, et le 17 septembre 1875 pour la dernière. Après lui viendra un frère,Henri, né le 21 octobre 1882 qui sera emporté par la maladie 18 mois seulement après sa naissance.

 

Wilfrid grandit donc parmi ses soeurs, élevé de façon rigoureuse par des parents soucieux de donner à leurs enfants une bonne éducation. Son père, Charles DEMONIO qui tient une cordonnerie, a des ambitions pour son fils, brillant à l’école. Les filles ne vont pas plus loin que l’école primaire car elles n’ont pas vocation à travailler : elles sont vouées à trouver un bon parti pour se marier et devenir femme au foyer. 

 

Le jeune homme décroche facilement son certificat d’études et grâce à ses résultats, est proposé pour entrer au lycée. C’est ainsi qu’en 1889, il accède au lycée Carnot à Pointe-à-Pitre, seul lycée de la Guadeloupe où il sera pensionnaire, prenant le bateau chaque semaine à Petit-Bourg pour traverser le Petit Cul-de-Sac marin (il n’y a pas encore de pont pour franchir la Rivière Salée). Après 7 années d’études, il fait partie de la vingtaine de Guadeloupéens à obtenir leur baccalauréat…

 

En 1898, il a 20 ans lorsqu’il est reçu premier au concours de surnuméraire des Douanes et 18 mois plus tard, il obtient sa nomination à Pointe-à-Pitre. Titularisé commis de 2è classe en 1903, il envisage de quitter la Guadeloupe pour élargir ses vues et ses connaissances. Mais le décès de son père quelques mois plus tard va l’empêcher de réaliser ses projets. Il devient soutien de famille et responsable de sa mère et de ses soeurs, qui quittent Capesterre pour le rejoindre à Pointe-à-Pitre. La famille s’installe au 25 de la rue Barbès. Le 2 novembre 1906 deux ans après son père, sa mère disparait à son tour. Dès lors, il ne quittera plus la Guadeloupe.

 

Sang-mêlé

Cette particularité n’a plus grand sens de nos jours, mais Wilfrid et ses soeurs font partie de ceux qui, à l’époque, sont désignés sous le nom de mulâtres. C’est-à-dire qu’ils sont des métis, des “sang-mêlé”. Leur père l’était également, et vraisemblablement aussi leur grand-père, Jean-François DEMONIO. Ce dernier était né esclave en 1809, et avait été affranchi à l’âge de 25 ans par François DEBLAINE, propriétaire auquel il appartenait sur une habitation de Pointe-Noire. Né de parents inconnus, ce grand-père devait avoir ses origines dans une île ou un pays hispanophone ou lusitanophone : Cuba… Saint Domingue… le Brésil… ou même les îles du Cap Vert… Le patronyme DEMONIO est assez répandu au Portugal… Monsieur DEBLAINE ayant choisi de lui rendre sa liberté en 1834, Jean-François avait quitté Pointe-Noire pour venir s’installer à Capesterre. Il occupait un poste d’économe sur l’habitation Beauséjour, non loin du hameau actuel de Sainte-Marie.

 

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Petit (1,55m), sec, nerveux, voire sanguin, Wilfrid n’en est pas moins un homme bienveillant et courtois, droit et loyal. Respecté de ses collègues et de ses amis pour son tact, son dévouement et son sens du devoir, il est aussi apprécié de ses chefs. Il n’a pas voyagé mais, grâce à ses lectures, c’est un homme cultivé grand amateur d’art et d’histoire. Epris de philosophie, il remplit des cahiers entiers de réflexions à partir des doctrines et des idées de grands penseurs. Il donne même des cours de soutien en philo à des lycéens… Il plaît aux femmes, souvent séduites par sa finesse, son élégance, et sa culture, malgré son mauvais caractère…

 

Il a presque 30 ans lorsqu’il rencontre Gabrielle CORNEILLE, une jeune femme de 25 ans surnommée Titine. C’est une femme élégante originaire de l’Anse-Bertrand, dernière fille d’une famille de 8 enfants (dont deux jumeaux). Malgré sa jeunesse, cette belle mulâtresse est déjà mère famille. Lettrée et cultivée, dotée d’une forte personnalité et d’une aura certaine, elle plaît à Wilfrid et devient rapidement sa maîtresse.

 

En 1909, Titine qui a 26 ans est enceinte et François vient au monde le 17 janvier 1910. C’est le premier enfant de Wilfrid, très fier d’en assumer aussitôt la paternité. Deux ans plus tard, un deuxième enfant est annoncé : Henri. Homme de devoir, Wilfrid remplit ses responsabilités et assure l’entretien de ses fils. Pour quelle raison n’épouse-t-il pas alors la mère de ses enfants? Difficile de le dire…

 

Toujours est-il qu’alors qu’il vient d’être de nouveau papa, il fait la connaissance de Fernande, une jeune pointoise de 9 ans plus jeune que Titine qui vient tout juste de rentrer du Canada où elle a passé deux années au pair dans une famille québécoise.

 

Funambule

Agée de 20 ans, Fernande est une jeune femme active, vive, énergique. Depuis la disparition de sa mère quelques années plus tôt, elle joue le rôle de chef de famille, subvenant aux besoins de ses frères en exerçant des activités de commerce (meubles, vin, etc.). Sans doute séduit par sa vitalité, Wilfrid ne tarde pas à tomber sous le charme. Il entretient bientôt une double relation, incapable de faire le choix entre la mère de ses enfants et sa nouvelle conquête.

 

En 1914, les deux femmes accouchent à quelques mois d’intervalle. Le 4 mai, Titine donne naissance à Etienne. Fernande a son premier enfant, Charles, le 30 août. Tantôt dans le lit de la première, tantôt dans les draps de la seconde, Wilfrid se partage ainsi entre trois foyers puisqu’il doit aussi être présent chez lui où vivent sa mère et ses soeurs. Une position d’équilibriste que les deux concubines ont de plus en plus de mal à supporter. Titine, fortement amoureuse, ne comprend pas comment son homme peut s’intéresser à cette “marchande de poisson”. Fernande n’a de cesse d’accuser sa rivale de toutes les perversités…

 

Excédée, Fernande, dans une lettre à son homme, pousse un cri de désespoir : “Je pense que cela ne peut plus continuer car je suis sans aucun être sur la terre à m’encourager dans cette vie de malpropreté que je mène. J’en suis rassasiée, la coupe est pleine, et je suis trop jeune pour supporter et la méchanceté de tes parents et l’emmerdement et aussi les maléfices de ta femme. Et puisqu’alors il te faut deux femmes à petit trait, je cède ma place puisque tu ne peux pas et ne pourras te passer d’elle, garde la. Je n’en peux plus…”

 

Quelque mois plus tard cependant elle est de nouveau enceinte et accouche le 21 mai 1916 d’une petite fille : Lucette. Wilfrid, qui est pourtant un homme très à cheval sur les principes et les règles de la morale, semble s’accommoder parfaitement de la situation. Pour preuve cette lettre qu’il lui adresse alors qu’elle est partie passer quelques jours avec ses deux enfants chez une amie à Basse-Terre : “Ma missive n’a pas pour but de te déranger dans tes nombreux plaisirs… Loin de là, je les veux encore plus nombreux, plus grands et plus variés pour toi ; mais elle est destinée à te dire, si tu peux consentir à écouter ma voix, que je ne prétends pas voir mes enfants voyager à bord d’aucun paquebot de retour à cause des nombreux inconvénients que présentent ces genres de voyage qui n’ont jamais lieu que la nuit. S’il te plait de choisir ce mode de transport, tu le prendras pour toi seule après avoir donné l’ordre à la bonne de s’embarquer le lendemain par l’auto avec les deux enfants.(…) Je désire que tu t’amuses plus encore… et le plus qu’il te sera possible de t’amuser… Mais je te demanderai de ne jamais me dire (ça je ne l’admets point) qu’il ne manquait que moi à tes plaisirs. Me prends-tu pour un couillon alors?… Tu ne prends même pas le temps de réfléchir à ce que tu fais et cela sans vouloir écouter ce que je te dis, sans suivre mes conseils.(…) Quels plaisirs si pressants allais-tu connaître à Basse-Terre, d’autres que ceux que tu as connus dans ta vie?… (…) Je serais curieux d’en connaître les raisons…

Il en est de cela comme de l’affaire d’auto au Gosier. C’est une véritable rage.

En attendant, amuse-toi. Amuse-toi toujours

Bien à toi. W.D.

 

Récompense suprême

Ainsi, entre ces deux êtres au caractère bien trempé, les liens s’établissent sur la base de relations tumultueuses, orageuses, sinon conflictuelles. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les mots que Wilfrid adresse à sa compagne :

 

Le 29 juillet 1917 :

“Tu te comportes mal, et te fâches des remarques que je te fais ; bien plus, tu t’ingénies à chercher des façons de m’ennuyer. (…) Je n’ai jamais su la cause pour laquelle ce jour-là à 8 h du matin je ne t’ai pas trouvée chez toi tandis que tes enfants étaient en train de pleurer. Tes sorties trop fréquentes, tes dépenses petites et trop multiples me déplaisent et tu ne veux pas me comprendre et tu t’acharnes à ne vouloir pas me comprendre. Ajoute à cela quelques petites bêtises commises par toi (telle que la promenade en automobile) et tu auras une idée exacte du déplaisir que tu me causes.

 

Et le lendemain 30 juillet :

“C’est depuis l’aventure de l’auto du Gosier que les choses marchent mal de notre côté. (…) Je veux simplement te donner une ligne de conduite digne de toi, digne d’une petite femme réservée et aussi digne de moi. Car si tu as la prétention d’être à moi (je veux croire que même non mariée, tu n’es pas à d’autres), si donc tu es à moi, quoique pas encore sous le même toit que moi, si tu veux m’appartenir un jour il faut suivre mes conseils et écouter ce que je dis. Or moi, je crois sincèrement qu’une jeune femme de ta condition ne doit pas être constamment, comme tu le fais, hors de chez elle. (…) D’ailleurs, je croyais toujours que t’ayant une seule fois manifesté mon déplaisir à ce sujet, tu aurais tenu à coeur, puisque tu dis m’aimer, de faire selon mon désir. Ton entêtement à ce sujet me paraît tout au moins extraordinaire. (…) Tout cela de ma part n’a pour but que de te redresser, d’exciter en toi la haine des mauvaises choses, et l’amour d’une conduite irréprochable. Tu auras beau me demander si je me crois sorti des cuisses de Jupiter au point d’admettre qu’une femme soit irréprochable pour me vouloir, je te dirai que la femme qui aime vraiment son mari tient à lui plaire et obéit à sa volonté”.

 

Pourtant Fernande finit par triompher. Wilfrid fait son choix : il consent à lui accorder ce qu’il appelle “la suprême récompense” et il l’épouse le 17 juin 1919. Pour elle, le ciel s’éclaircit.

Le nouveau ménage s’installe dans une maison dont Wilfrid fait l’acquisition au 5 de la rue Victor Hugo, non loin de la place de la Victoire. A-t-il réellement rompu avec Titine? Peut-être…mais rien ne l’indique. Le 24 avril 1917, il doit s’occuper d’enterrer sa soeur Lucie, âgée de 44 ans. Il continue aussi à s’occuper de ses fils, comme de ses deux autres soeurs en gardant à sa charge leur loyer de la rue Barbès…

 

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La maison de la rue Victor Hugo

 

Les charges sont lourdes sur les épaules d’un seul homme. Pour y faire face, il doit gérer les choses avec un soin scrupuleux, surveillant la moindre dépense, comptant le moindre sou. Heureusement, ses qualités professionnelles lui valent de progresser rapidement : en février 1915, il a reçu le grade de contrôleur des Douanes. Amené à servir à Basse-Terre pour les nécessités du service, il écrit à Fernande presque tous les jours pour lui transmettre ses instructions. Cette lettre datée du 5 mars 1920 donne un idée assez précise de la méticulosité avec laquelle il surveille ses dépenses.

 

Basse-Terre 5 mars 1920

 

A Madame W. Démonio

Pointe-à-Pitre

 

Madame,

 

Votre lettre d’hier était un ramassis d’ordures, celle d’aujourd’hui n’est qu’un fouillis de chiffon auquel je ne comprends rien. Pour y répondre, je me contente de vous retourner votre mandat de 93F. Vous en ferez ce que vous voudrez.

 

Je sais que pour le mois de janvier, je devais à la coopérative :

1° Pour mon ménage :

a) marchandises générales…………………………..….60,00F

b) 1 litre de vin……………………………………………  3,50F

c) 1 bouteille anisette……………………………………  5,00F

Total ………………………………………………………68,50F

……………………………………………….au lieu de 70,00F

2° Pour Titine

a) marchandises générales…………………………….25,00F

b) 1 bon supplémentaire…………………………………6,80F

Total………………………………………………………31,80F

 

Total général…………..………………………………..100,30F

 

Or, je vous avais versé 95F. Je pense rester devoir 5,30F sur le mois de janvier.

 

Pour février, je dois à la coopérative les 60F habituels de mon ménage plus les 5,30F arriérés, puisque pour ce dernier mois, je n’avais pas envoyé de bon à l’autre garce.

A ce sujet, j’ai encore sous les yeux la lettre datée du 24 février par laquelle elle me fait savoir qu’elle a pris chez une dame de son voisinage les 25F de marchandises que j’avais l’habitude de lui donner à la coopérative et qu’elle n’a pas pu prendre à la société vu que je ne lui avais pas envoyé de bon. Cela est vrai parce que je m’en souviens exactement. 

La différence est trop grande entre 65,30F dus par moi et 91,95 F qu’on me réclame.

 

Comme vous me devez déjà pour les derniers meubles une somme de 39,75F soit :

Kanaïa fils …………….……6,00F

Fret…………………….….25,00F

Transp. à quai…….…….  .5,00F

Boule à suspension…..    3,75F

Total………………………39,75F

Je vous envoie en un mandat-poste la différence, soit  :  65,30F

À laquelle j’ajoute le franc du dernier règlement et les 10 des souliers de Lucette que je vous retourne soit 36,55F”

 

Cette lettre est aussi un témoignage édifiant de la nature des relations que Wilfrid entretient avec sa femme. Elle laisse entendre aussi qu’il serait brouillé avec Titine qu’il n’ a aucun scrupule à nommer “l’autre garce”…

Quelques semaines plus tard, il écrit encore à Fernande depuis Basse-Terre :

 

Les bruits concernant notre divorce ne peuvent venir que de toi-même ou d’Amélie. Ce sont les deux seuls individus à qui j’en ai parlé. Si Titine s’en occupe et si à ton tour tu t’occupes de Titine, je n’en suis pas la cause. Toujours est-il que je ne perds pas de vue cette question, et quel que soit ce que tu pourras me dire, tous les défis que tu pourras me jeter, cela ne m’empêchera (pas) de songer à toutes les vilénies que tu m’as faites, à toutes les mauvaises paroles que tu m’as dites. Ainsi je n’oublierai pas que tu m’as dit que tu me hais, que tu hais toute ma famille, que tu défends à mes enfants de mettre le pied sur le seuil de ta porte, que tu ne veux plus me voir payer le loyer de mes soeurs, que je ne te donne pas de quoi t’entretenir, que je ne donne pas de souliers à Lucette et à Charles (cela devant Amélie et sa bonne).

Je n’oublierai jamais que pour ne pas me recevoir, tu es allée loger chez un étranger, que tu m’as vu deux fois arriver à la maison en refusant de m’embrasser, que tu as refusé de recevoir les 1 000F de d’Alexis pour l’achat de mes meubles, que tu m’as réglé à ta guise les bénéfices sur ces meubles, que tu ne m’as rien donné sur les tiens, que tu te montres exigeante avec moi au dernier point pour certaines choses tel que l’achat de toile à matelas dont tu n’as même pas besoin, que tu es restée des mois entiers à m’injurier par lettre… Enfin… Je ne peux plus tout dire. Je n’oublierai jamais tout cela, et c’est pour cela justement (tu es allée plus loin encore, tu le sais) que je ne perds pas l’idée de défaire ce que l’année dernière je t’ai accordé comme suprême récompense.”

 

Et le 28 juin 1920 :

Toi jusqu’ici, tu n’as pas pu me comprendre encore. Nous sommes loin l’un de l’autre. Orgueilleuse et susceptible, ce sont des défauts qui chez une femme peuvent la rendre parfois insupportable. Plaise au ciel que ces défauts-là ne prennent pas chez toi un trop grand développement. A ce sujet, je te demanderai de faire machine arrière, de te mortifier. Y consentiras-tu?… Alors si tu refuses de te maîtriser, qu’est-ce que j’ai à faire?… En as-tu parlé à ton confesseur? Cela en vaut la peine. (…)

Somme toute, veux-tu vivre en bons termes avec moi? Il faut commencer par faire ton mea culpa

  • De toutes les fautes que tu as commises envers moi 
  • Ensuite te montrer moins susceptible que tu n’es en ce moment
  • 3° Ne pas t’occuper de mes soeurs comme tu le fais
  • 4° Aimer un peu plus ton mari
  • 5° Etre gentille envers lui, accomplir tous tes devoirs envers lui et chercher toujours à lui faire plaisir en déférant à ses désirs ou en les prévenant
  • 6° Ne pas écouter tous les bruits faux ou vrais qu’on colporte sur ta prétendue ennemie
  • 7° Ecouter et mettre en pratique tous les avis, conseils ou recommandations que te donne ton mari
  • 8° Bien employer tout l’argent qu’il et donne ou qui provient de son fait ou du tien (Ici nous ne serons jamais d’accord, car tu ne peux pas me comprendre en matière d’argent)
  • 9° Ne rien faire sans avoir consulté ton mari. Agir autrement serait t’émanciper de son autorité. C’est une tendance trop marquée chez toi.
  • 10° Admettre chez toi, chez moi à ma table ou autre part où je suis mes trois premiers enfants qui me sont aussi chers que les deux derniers
  • 11° Ne pas déblatérer en public, comme tu l’as fait dernièrement, en racontant ce que je te donne pour tes besoins ou pour mes enfants

 

Le couple bat de l’aile…

 

Mais cela n’empêche pas Fernande d’être de nouveau enceinte. Le 2 mai 1921, arrive un troisième enfant : Marie-Thérèse. Cette année-là, Wilfrid, de retour à Pointe-à-Pitre, devient contrôleur principal et sans doute les deux époux finissent-ils par trouver un compromis : deux ans après, le 1e c’est septembre 1923, vient au monde Romaine, et encore trois années plus tard, Maurice, qui nait le 26 juillet 1926…

 

 

 

Wilfrid-Fernande Demonio et leurs enfants.jpg

 

 

1928, une sale année

Le temps passe. Les enfants grandissent. Wilfrid à la Douane et Fernande toujours occupée à son commerce de meubles, la famille ne vit pas dans l’opulence, mais fait partie de la petite bourgeoisie pointoise. En 1927, déjà propriétaire de plusieurs biens en ville (rue Lamartine et faubourg Alexandre Isaac), le couple, sans doute soucieux de mettre ses enfants à l’abri, fait l’acquisition de plusieurs biens immobiliers : une maison rue Condé à Pointe-à-Pitre et une autre à Petit-Bourg. 

 

En 1928, Wilfrid dépose une demande de congé administratif en France. La famille au complet (y compris les premiers fils de Wilfrid) est du voyage et embarque pour Le Havre au mois de juillet. Charles et Etienne ont 14 ans. Maurice, le dernier des enfants, tout juste 2 ans… Mais ces vacances tant attendues ne vont pas se dérouler comme prévu. Dans le courant du mois d’août, Fernande, enceinte de son sixième enfant, donne d’inquiétants signes de fatigue. Au mois de septembre, elle est hospitalisée à Paris, mais son état de santé se dégrade rapidement et le 17 octobre elle meurt, âgée, tout comme sa mère, de 36 ans…

 

Wilfrid n’a d’autre choix que de mettre fin à son séjour. Il rentre au pays, le corps de son épouse au fond des cales du bateau que le ramène à la Guadeloupe… Le voilà désormais seul pour assurer l’éducation de ses jeunes enfants. Heureusement, ses soeurs sont là pour l’épauler alors qu’il reprend son activité professionnelle.

 

Durant son absence, un cyclone a dévasté la Guadeloupe. Le 12 septembre 1928, un cataclysme d’une ampleur inédite s’est abattu sur l’île : 1 500 personnes ont trouvé la mort, des dizaines de milliers sont sans abri… Il faut remettre la Guadeloupe sur pied et Wilfrid, à sa façon et à son niveau, participe lui aussi à l’effort de reconstruction. En commençant d’ailleurs par sa propre maison qui a beaucoup souffert de l’intempérie.

 

En 1932, François, le premier fils de Wilfrid, âgé de 22 ans, ayant réussi au concours d’entrée à l’Ecole nationale des Sous-Officiers des colonies, quitte la Guadeloupe pour Saint-Maixent dans les Deux-Sèvres. Après l’école coloniale, il s’inscrit pour servir en Afrique. Il partira pour le Togo. Pendant toute la durée de ses études, c’est son père qui l’aide financièrement.

 

François231.jpgFrançois à l'école de St Maixent

 

Mais malgré ses enfant, ses soeurs, restés auprès de lui, Wilfrid se sent seul. Il songe à refaire sa vie lorsqu’il fait la connaissance d’Angéla Dumont, veuve de Georges Guilliod, un pharmacien de Sainte-rose, et mère d’une jeune fille, Renée, âgée de 18 ans… Les deux veufs s’apprécient, se voient régulièrement, et, après avoir avoir signé un contrat de mariage, finissent par officialiser leur union devant le maire, le 12 août 1933. Angéla et sa fille s’installent toutes les deux dans la maison de Wilfrid, rue Victor Hugo.

 

Est-il nécessaire d’indiquer que malgré les efforts de sa nouvelle épouse pour se faire accepter, cette nouvelle cohabitation n’est pas du goût des enfants de Wilfrid? Surtout de celui des filles -Marie-Thérèse et Romaine en particulier- qui rivalisent d’ingéniosité pour rendre la vie impossible à ces deux “intruses”. Ces sont des chaussures qui disparaissent, des vêtements abîmés, des assiettes de nourriture salées à l’excès… Un soir même, Angéla et sa fille trouvent des poignées de sable déversées dans leur lit… 

 

De guerre lasse, après trois années de désagréments, les deux femmes décident de mettre fin à leur calvaire. Angéla se sépare de Wilfrid et regagne son domicile de Pointe-à-Pitre. Sa porte reste ouverte à son mari, mais quelques années plus tard, en novembre 1939, le divorce est prononcé entre les deux époux.

 

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Angéla DUMONT

 

 

Destin cruel

S'il est satisfait du parcours de François, Wilfrid en revanche, se fait du souci pour son cadet Henri qui a cessé d’aller en classe et souhaite trouver du travail. Depuis la France, François se désole auprès de son père du désoeuvrement de son frère : 

“Je ne saurais te dire comment je suis navré de l’état d’esprit d’Henri, de ses projets, de son désir de partir à tout prix. Son état d’esprit me fait de la peine, car je vois qu’il est malheureux d’être sans situation à son âge. Il me l’écrit et fait preuve de beaucoup de bonne volonté ; mais cela ne suffit pas. Malgré mes conseils, il veut à tout prix venir en France pour y apprendre un métier, me dit-il. Je lui ai conseillé sur tous les tons d’abandonner ces projets, mais il repousse mes conseils. Je me demande comment il ferait pour partir, et ce qu’il ferait en France. Il est à plaindre. Ne pourrais-tu rien faire pour lui, par exemple pour qu’il laisse ces idées ; lui trouver une situation sérieuse à la Pointe, un métier, ou lui procurer un instrument de travail? Ce qu’il lui faut, c’est quelque chose de stable, de fixe. Evidemment, s’il avait continué ses études, il n’en serait pas là maintenant ; mais le mal est fait, et maintenant il faudrait le guérir, les reproches ne feraient qu’envenimer la situation. (…). J’ai promis à Henri de lui trouver un emploi en Afrique. Quoi que cela me paraisse nettement impossible, je ferai tous les efforts pour l’aider”. 

Saint-Maixent, juin 1934

 

Le destin est parfois cruel. Deux ans plus tard, Henri, alors âgé de 24 ans, périra pour avoir voulu se porter au secours d’une maison en feu à Pointe-à-Pitre, aux côtés des pompiers. Fortement exposé aux dégagements de dioxyde de carbone, il décède quelques jours après à l’hôpital. C’est un nouveau coup dur pour Wilfrid.

 

En 1935, c’est au tour de Charles, ses deux parties de Bac en poche, de prendre le chemin de la faculté. Ainsi que tous les jeunes Guadeloupéens de l’époque qui y étaient obligés, il quitte la Guadeloupe pour Paris et s’inscrit à La Sorbonne… C’est encore Wilfrid qui doit faire face aux grosses dépenses de son fils. A Paris, Charles rencontrera Mercédès BAMBOU avec qui il se mariera le 29 janvier 1938. Sept mois plus tard, le 26 janvier, une petite fille, Micheline, naîtra de cette union. Avec Maurice, le premier fils naturel de Charles, né en 1936, c’est le deuxième petit-enfant de Wilfrid…

 

Wilfrid passe souvent pour un pingre. Chez lui, tout est listé, compté… Le niveau des bouteilles est suivi scrupuleusement pour contrôler la consommation de l’huile, du vin, du rhum, du pétrole de la maison… C’est grâce à cette gestion parcimonieuse qu’il parvient à fait face à ses charges. Mais économe ne signifie pas indifférent : il ne supporte pas de savoir quelqu’un dans le malheur ou la détresse et considère comme un devoir de venir en aide à ceux qui sont dans la gêne ou dans le besoin. Un jour, une jeune fille du nom de Marcelline VINGATARAMIN, qui avait été recueillie par ses soeurs et qui s’était brouillée avec elles, est chassée de la maison et se retrouve à la rue. “Cela me déchire le coeur”, dit Wilfrid à sa femme. Craignant de la voir “vouée au vice ou obligée d’aller sur les pavés”, il demande à son épouse de l’accueillir chez eux. “Elle pourra loger au galetas et s’entendre bien avec toi”, argumente-t-il… Marcelline viendra donc s’installer dans la maison de la rue Victor Hugo. Quelques années plus tard, la jeune femme aura un enfant qu’elle baptisera Lucie. Les choses s’étant arrangées entre elle et les soeurs de Wilfrid, celles-ci adopteront la petite fille et lui donneront le nom de DEMONIO.

 

Autre preuve de la générosité du père DEMONIO : le cas de Rubens, jeune homme issu du Centre Saint-Jean Bosco, institution religieuse située à Gourbeyre créée pour prendre sous son patronage les enfants pauvres et les enfants délaissés, trouvés, ou en danger moral. Rubens recueilli dans la maison familiale pendant la guerre fera bientôt partie de la famille à laquelle il restera lié jusqu’à sa mort en 2015. 

 

C’est aussi grâce à la frugalité dans ses dépenses qu’il peut se permettre d’emmener sa famille en vacances, comme en 1939 lorsque pour la seconde fois, il part en congé administratif en France avec ses enfants et sa soeur Louise (Laurence dont la santé est chancelante reste en Guadeloupe…). Confronté lui aussi à des soucis de santé, il en profitera d’ailleurs pour consulter des médecins à Paris.

 

Le 1er septembre, à bord du bateau sur le chemin du retour, la famille apprend que la guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne. Charles, jeune professeur d’Histoire et Géographie certifié, est du voyage. Pour lui, rien ne va plus avec la mère de sa fille. Il vient d’obtenir un poste à la Guadeloupe et ne retournera pas en métropole.

 

La relève

En 1941 Wilfrid a 63 ans. Après 41 ans de service, il fait valoir ses droits à la retraite. Il va pouvoir se consacrer à ses passions : les timbres et les oiseaux. Plusieurs volières dans la maison accueillent canaris, perruches, mandarins, bengalis… Un repos bien mérité que justifie pleinement sa santé fragile. Mais à 7 000 Km de la France, les Guadeloupéens subissent durement les effets de la Deuxième guerre mondiale. Chacun supporte difficilement les restrictions et les rationnements imposés par la situation. Pendant cette période sombre, la santé de Wilfrid se dégrade. Heureusement, c’est aussi celle pendant laquelle il connaît les joies d’être grand-père…

 

Le 30 octobre 1943, Lucette épouse René EDMOND dont elle aura un fils, baptisé Charles, né en mars 1944. Neuf mois après, le 4 juillet 1944, sa soeur Marie-Thérèse se marie à son tour avec Gérard PINEAU. Et Jean, le premier de ses cinq fils vient au monde le 3 décembre 1944. Suit Jacques, le 28 janvier 1946 puis Daniel, le 7 avril de l’année suivante. De son côté, après un premier fils naturel né en 1934 (Guy), Etienne a aussi un enfant, Lucien, qui voit le jour en août 1947. 

 

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Entre temps, le 19 novembre 1943, sa soeur, Laurence est morte âgée de 68 ans. Et le 24 octobre 1947, il perd sa troisième soeur, Louise (76 ans). Il aura tout de même eu la joie de revoir son fils François, venu en congé au pays en 1946… En réalité, ce qui lui cause le plus de souci à cette époque c’est son fils Maurice (“flemmard, peu enclin à la besogne et tire-au-flanc”, selon ses propres mots) qui depuis plusieurs années déjà lui donne du fil à retordre. Il a même envisagé de l’envoyer en pension au lycée Schoelcher à Fort-de-France où son ami Elie Chauffrein (parent de son épouse Fernande) est censeur et à qui il a demandé d’accepter d’être le correspondant de Maurice.

 

“Je crois qu’aujourd’hui, le besoin d’argent et l’espoir d’un voyage prochain l’ont rendu un peu plus sérieux, écrit Wilfrid à François. Ce que je te demanderais pour lui c’est de lui procurer en Afrique un emploi à sa hauteur, en Afrique dans la colonie que tu serais appelé à administrer. Il me semble que tu pourrais faire comme Artaxe père avait fait pour André, le caser quelque part dans un service où il aurait pu faire son chemin. (…) Cela m’aurait facilité dans ma tâche de père et toi, tu aurais eu conscience d’avoir fait quelque chose pour ta famille.”

 

En fin de compte, Maurice finira par partir pour la France et trouvera un emploi aux P.T.T. 

 

Jusqu’au bout, Wilfrid n’aura qu’une préoccupation : le bien-être des siens. Quelques semaines avant sa mort, c’est encore sur la santé et les études de Charles qu’il interroge Maurice. 

 

Victime d’une occlusion intestinale, il décède à 70 ans chez lui le 24 novembre 1948. Dans le très bel hommage qu’il lui rendra lors de ses obsèques, le Directeur des Douanes aura ces mots :

 

“Formé à l’école de la discipline d’autrefois, apportant sans réserves son concours loyal et confiant, ayant un sentiment élevé de la dignité de sa charge, Démonio a été un fonctionnaire et un collègue de la meilleure tradition, pénétré de ce qu’il devait à l’Etat, à la communauté, au bien public, à sa famille. Son souvenir demeurera dans la mémoire de ses chefs, de ses amis, de ses collègues et de tous ceux en général qui l’ont connu ou approché comme un exemple de collaboration dévouée, de bienveillante équité, d’obligeance et de courtoisie. 

Profondément attaché à ses obligations professionnelles et à ses devoirs familiaux auxquels il avait tout sacrifié, pensant toujours aux autres, jamais à lui, Démonio (a laissé) le souvenir (…) d’un homme d’une droiture exemplaire et d’un commerce agréable, d’un père de famille dans toute l’acception du mot”.

 

 

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28/05/2020
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